Le temps…

 

Je dirai un jour ces heures de bonheur parmi la roseraie du temps Heures fugaces qui s’étirent, se fanent, puis se redéploient

Le temps n’a plus de trous Il est pareil à un fruit gonflé

(L’Aile pourpre, page 9)

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Le temps vibre dans les airs comme une hélice courbe et nous ne pouvons le saisir

Parfois le temps ne circule plus, ne flue plus. Et cette immobilité n’est pas vivante, rayonnante, elle n’alimente pas le mouvement du monde comme fait l’immobilité profonde des choses, du temps. Ce dernier est devenu une vaste congère, un bloc de glace immuable qui prend tout dans sa masse pétrifiée : les moindres élans du cœur se raidissent et deviennent pareils aux herbes figées par le gel. Tout devient blanc, mais d’une blancheur grise, opaque, presque entièrement uniforme à l’exception de quelques nœuds plus sombres et de rares éclaircies où l’on peut voir passer – oh avec quelle énergie délicate, si proche, si proche à en frémir de l’extinction – les courants subsistants du temps.

(Fragments, sans date)

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   La solitude est un don. Recueille-le, toi qui es pauvre, recueille le. La pensée est un don. Recueille-le, toi qui es pauvre, recueille-le. Le temps est un don. Recueille-le, toi qui es pauvre, recueille-le.

La séparation est le germe de l’union. La pensée est le germe de la prière.

« Le temps est une pierre précieuse »
encre/aquarelle – 50 x 32 cm

Le temps est le germe de l’éternité.
(Journal, janvier 1996)

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Il suffit de laisser couler le temps, de cesser de lui fixer des bornes, pour qu’il redevienne ce qu’il a toujours été (mais sans que nous l’ayons su) : un flux vaste, tranquille, majestueux, éternel. C’est ce que j’ai éprouvé aujourd’hui alors que j’étais au bois de Vincennes en train de dessiner. Dans ces moments-là, on se rend compte que l’éternité n’est pas un concept, une abstraction, un mot creux inventé par les théologiens ou les métaphysiciens, mais une réalité vivante, incroyablement dense, que chacun peut éprouver pourvu qu’il s’abandonne au temps qui passe. Car le temps passe, bien sûr, il ne cesse pas de passer, mais, justement, ce passage est incessant, il n’a pas de fin, c’est nous qui lui en inventons une. Alors que je marchais dans une rue, au sortir du bois, j’ai eu la vision du temps comme un fleuve haut et profond dont la masse immense nous surplombait, moi et tout ce que la rue contenait, mais qui en même temps nous enveloppait et nous charriait d’une manière extraordinairement douce, ample et puissante. Le moins que je puisse dire est que j’ai éprouvé un sentiment de sécurité : je n’avais plus de but à poursuivre, plus d’obligations à remplir, j’étais simplement emmené par ce flux au-delà de moi-même.

Il faut avoir confiance dans le temps. Je suis un fruit qui mûrit lentement, le monde se fait rond autour de moi, la lumière retrouve peu à peu sa texture originelle, son ample, profonde et subtile matière.

(Journal, juillet 1996)

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Le temps de la vie intérieure est différent de celui de la vie extérieure. Il est plus vaste, plus lent, plus puissant aussi. Nous baignons en lui, alors que le temps de nos activités extérieures est trop « maigre »,trop segmenté, trop diffus et fuyant pour nous porter. Malheureusement, nous sommes souvent tournés vers ce dernier, nous le prenons pour argent comptant – alors qu’il n’est qu’une monnaie très dévaluée, particulièrement à notre époque où se produit une véritable inflation du temps. Il faudrait revenir aux âges antérieurs pour retrouver un
temps « extérieur » mieux accordé au rythme intérieur, qui est le véritable étalon-or. Mais quoi qu’il en soit, cet éparpillement, pour ne pas dire cette volatilisation, du temps qui caractérise notre siècle, amènera peut-être par réaction, dans l’avenir, une reconnaissance nouvelle, plus profonde, des lentes et riches gravitations de la durée subjective.

Et cela vaut aussi pour l’histoire personnelle : la vie de chacun d’entre nous n’est-elle pas la progressive et souvent douloureuse appréhension de son temps propre, avec ses lunaisons, ses éclipses, ses levers d’astres, ses passages de comètes Il nous faut quitter le temps objectif superficiel pour pénétrer toujours davantage dans le continent intérieur où le temps ne se mesure pas, parce qu’il est qualitatif. A cet égard, la mort est le grand passage : le temps s’y transmue entièrement en qualité pure, en éternité.

Mon Dieu, que je sois en Sologne, à Paris ou au bord de la Marne, une même parole toujours me ramène à tes rives, celle qui dit que l’amour est d’avant le temps

(Journal, octobre 1996)

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j’étais à ce point immobile que j’entendais le silence s’écouler dans les veines du temps

en cette journée, où se mêlaient les flux de l’été et de l’avant-automne, je me suis assis entre les arbres et j’ai assisté à la lente construction par le Temps de ses cellules de miel

une lente et longue imprégnation de l’âme par les eaux du temps (je parle du temps supérieur, celui qui bat contre l’éternité) est nécessaire à la germination de l’écriture

(Journal 1999)

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Je songe à ces instants où j’ai eu le pressentiment de l’éternité Aussi peu nombreux soient-ils, ils forment comme la branche souveraine, droite, continue, sur laquelle sont suspendus les fruits innombrables des jours, qui sans cesse tombent et sont remplacés, tombent et sont remplacés La branche, elle, demeure, car elle est issue de l’arbre (que je ne vois pas Seule la branche, avec sa rangée de fruits changeants, m’est perceptible) qui lui-même s’enracine dans une terre insondable

Mais les instants : peut-être certains n’ont-ils duré qu’un huitième de seconde (voir un centième, un millième) Qu’importe, puisqu’ils furent Tel diamant, qui n’est pas plus gros que le quart de l’ongle d’un nouveau-né, n’en brille pas moins avec une intensité qui le rend sans prix De même tel instant, né de la rencontre furtive de mon regard et de l’oiseau qui rapidement se pose sur la haie, dans un vif bruissement d’ailes, puis repart aussitôt, un insecte dans le bec, tel instant est délivré, comme par grâce, de la course haletante du temps (ainsi un poisson perce-t-il vivement l’écran des eaux fuyantes) et peut déployer pleinement sa sphère étincelante qui brille ensuite dans le souvenir avec un éclat (presque) inaltéré
(Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche, p.55-56)

Ivre du balancement des grands arbres, je me tiens là, sur la terrasse de pierre, parmi les arbres couchés du temps Le soleil brille dans le ciel mince comme une vitre
(Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche, p.69)

La mouche du soleil bourdonne contre les tempes du temps Les arbres étincellent La conscience s’affine Et voici que surgit l’unité, diamant que rien ne peut entamer, parmi les feuilles dansantes
(Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche, p.70)

Nos deux mains se joignent dans la clairière du temps, là où fusent les papillons libérés, d’une blancheur magique
(Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche, p.86)

J’ai vu la rose solitaire dans la cour abandonnée Hélas, je suis passé trop vite et le rose de sa robe ne fut pas pour moi ce qu’elle est pour d’autres moins pressés, ceux que l’on nomme « anges » : un puits où le temps s’abouche à l’éternité
(Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche, p.128)

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Le temps, ce grand respirant, cette heureuse houle
(L’Aile pourpre, page 50)

 

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