Journaux 1993, 1994, janvier à mars 1995

 

S’astreindre à lire, dans un silence aussi bien extérieur qu’intérieur, un poème de Saint Jean de la Croix ou de Rûmi, de El Hallaj … Et ceci régulièrement. S’astreindre également à regarder les arbres, le ciel, les nuages…, toutes choses qui, par leur subtilité, leur grâce, leur beauté, témoignent de Dieu. Là aussi, il s’agit d’une lecture attentive et recueillie.
(Journal 1993)

« Le vent enneige la pire souffrance ». C’est Ernst Jünger qui, dans son journal parisien des années d’occupation, cite ce vers merveilleux. C’est vrai que le vent, et plus encore la neige, m’ont toujours paru des baumes exquis, surnaturels, à toutes les souffrances. On voudrait avoir ce vers gravé dans la mémoire de façon à se souvenir, en toutes circonstances, de la miséricorde du monde. La tombée de la neige en particulier, cette danse lente, presque immobile et transcendante, procure un réconfort extraordinaire. Une immense douceur ensevelit nos peines. Parfois, je me prends à rêver que des êtres possédant cette qualité existent de par le monde. Les rencontrer serait alors comme pénétrer dans le cercle d’une lumière légère et inépuisable qui révèlerait nos tares. Mais sans doute est-ce d’abord devant nous-mêmes, devant notre feu le plus intérieur, qu’il nous faut nous dévoiler. Toujours dans Ernst Jünger (Les chasses subtiles), je trouve cette légende d’un moine qui, pendant la plus grande partie de son existence, est resté fasciné par le chant d’un oiseau en qui s’était incarnée l’Éternité. Ernst Jünger est l’un des rares auteurs, parmi tous ceux que je connais, qui m’apporte une telle abondance de nourritures spirituelles. La réalité spirituelle est tellement plus forte, profonde et intense que la réalité matérielle qui n’en est que l’écorce. C’est l’existence de cette réalité spirituelle qui permet de découvrir la source de toute une vie dans l’abdomen bariolé d’un insecte infime. J’ai longtemps cru qu’on ne pouvait accéder à cette réalité que par illuminations, par éclairs. Or, en fait, nous ne cessons pas d’y baigner, comme dans un courant profond et tranquille. Il ne tient qu’à nous d’en goûter l’inépuisable fraîcheur. Il y a une part de moi-même qui n’appartient ni à la vie, ni à la mort.
(27-09-94)

Dire « oui » à son destin, quel que soit son visage, c’est la condition même de la liberté. Je peux être réduit, sans échappatoire possible, à la solitude, la faim, la soif, l’emprisonnement, je n’en recouvre pas moins ma liberté (et, par voie de conséquence, ma dignité) à l’instant où je dis un « oui » sans réserves. C’est la leçon d’un stoïcien comme Épictète. C’est la leçon également des premiers chrétiens. Ils étaient habités d’un tel « oui », ils faisaient à tel point corps avec leur destin, qu’aucun oppresseur, fût-il Romain et pourvu de légions innombrables, ne pouvait les soumettre. Car la liberté est d’essence spirituelle, elle réside dans ce pouvoir de dire « oui », dans cette acceptation débordante qui provient du tréfonds de notre être et se déploie vers un ailleurs sans limite. En disant cela, je ne prêche pas la résignation aux circonstances. Certaines d’entre elles peuvent être combattues, tandis que d’autres appartiennent à un ordre supérieur, qui est inviolable.
(17-01-95)

Aujourd’hui je me tais et je laisse parler Hoffmansthal : « La plupart des gens ne vivent pas dans la vie, mais dans un simulacre, dans une sorte d’algèbre où rien n’existe et où tout seulement signifie. Je voudrais éprouver fortement l’être de toutes chose et, plongé dans l’être, la profonde signification réelle. Car l’univers entier est en fait plein de signification, est sens devenu forme. L’être-escarpé des montagnes, l’être-immense de la mer, l’être-obscur de la nuit, la manière qu’ont les chevaux de regarder fixement, la constitution de nos mains, le parfum des œillets, la succession des houles et des creux dans le sol, ou des dunes, ou des falaises sévères, la manière dont un pays entier se livre vu d’une montagne, et ce qu’on ressent en pénétrant par une journée torride dans un frais vestibule aux dalles mouillées, ou lorsqu’on mange une glace : dans toutes les innombrables choses de l’existence, en chacune isolément et de façon singulière, quelque chose s’exprime, que les mots jamais ne peuvent rendre, mais qui parle à notre âme. Ainsi, le monde entier est un discours de l’insaisissable à notre âme ou bien un discours de notre âme à elle-même. »
(02-03-95)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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