Journal 1996

 

Je t’en prie, aie le sens de la distance. « La distance est l’âme du beau »  (S.Weil). Gouverne ta vie selon cette loi.
(05-01-96)

Oui, la vie est une rude bataille, mais il se trouve que j’ai avec moi des alliés incomparables : Etty Hillesum, S. Weil, Masui, Berdiaev, Rûmi, Attar, Hallaj, tous les grands poètes soufis, Tagore, Baader, Rusbrock, Novalis

« Travaille pour le salut de ton âme comme si tu devais mourir le lendemain, travaille pour ton bien-être matériel comme si tu devais durer une éternité. » Mahomet
(10-01-96)

Le soufisme, le romantisme allemand et le mysticisme rhéno-flamand : telles sont les trois grandes sources auxquelles je m’alimente.
(14-01-96)

Ce que m’a apporté – et m’apporte encore- la lecture de Etty Hillesum, c’est la conscience de la nécessité de l’action  (intérieure, s’entend). Les mots, cette intense prolifération de mots en laquelle j’ai tendance à m’immerger, toute cette « littérature », cela peut être terriblement préjudiciable à l’action. Mais qu’est-ce que l’action ? Ah, voilà une grande question. C’est la plus grande des questions. On ne peut y répondre avec des mots. Prenons un exemple : ce concerto de Haëndel que j’écoute. Et bien, cette musique agit . D’une manière inexplicable, certes, mais elle agit. Elle est tout amour déployée. Elle avance dans le temps d’une manière incroyablement fraîche et tranchante. Elle n’est pas pusillanime, oh non, pas pusillanime le moins du monde. Et d’ailleurs, dans le cours de son action, elle ramasse en chemin des forces éparses et les lie à elles, si bien que la chambre entière où je suis paraît agir avec elle. Cette fraîcheur, cette générosité, cette universalité, voila la beauté de l’action. Et toi, quand agiras-tu ? Quand déploieras-tu devant toi les fastes de l’amour, dans l’élan de l’action ? Oui, agis, car c’est dehors, dans le dehors immense, dans l’espace inhabité, que se tient ton moi suprême. La musique, elle, est à chaque instant avec son moi sans bords. C’est pourquoi son bonheur est flamboyant.
(16-01-96)

Marchant dans la rue enneigée, j’ai vu un jeune chien. Il semblait joyeux, faisait des cabrioles, sa queue remuant vivement. Je me suis dit qu’il était voué à une sorte d’accord que nous ignorons. Puis j’ai vu son maître qui attendait à quelques pas. Il ne disait rien, paraissait impassible, et pourtant j’ai cru voir sur sa face, qui le traversaient, des mondes s’entrechoquant. Sa tête en oscillait imperceptiblement, ses yeux roulaient légèrement et follement dans ses orbites. Un chant déchiré, déchirant, émanait de lui. Souffrait-il, mais d’une souffrance qui se déployait en chant ? Non, ce n’était ni souffrance, ni joie, rien de définissable. Plutôt, comme l’expansion d’une sève… Peut-être de plante voulait-il devenir fruit ? Et pourquoi était-il traversé ainsi, comme par de grandes faux rayonnantes, infinies ? Le chien, lui, n’était pas divisé, par rien. « L’homme est cette substance que toute la nature brise, c’est-à-dire polarise indéfiniment. » Novalis
(20-02-96)

La beauté consiste dans l’accord. Ah, me sentir accordé ! Mais peut-être faut-il avoir connu les enfers du désaccord pour accéder un jour au paradis de la musique plénière, cette musique qui lie entre elles (et sans que nous le sachions) les formes du monde. « L’univers est le résultat d’un accord infini». Novalis
(14-03-96)

Jonquilles, narcisses, tulipes du printemps, de quel visage êtes-vous la ressemblance ? « C’est ainsi que, d’une manière fort mystérieuse, Saint Augustin attribue aux plantes la tendance à être vues par l’homme, le fait d’être vues équivalant au fait d’être délivrées de leur existence particulière, renfermée en elle-même, comme si la connaissance, toute guidée par l’amour, que nous avons de leur existence, était analogue à la rédemption de l’homme dans le Christ. »  Max Scheler
(01-04-96)

« Reposer dans l’insécurité Voilà l’assurance de Joie » E. Dickinson
(02-04-96)

« Sans crainte, entre dans l’innocence de ton pas. » W. Blake
(10-04-96)

A force d’être seul, peut-être un jour la solitude m’aura-t-elle poli comme un beau galet impassible face aux flux et reflux du courant. « La mère-perle dédaigne les appas de son hôtesse la mer… Elle a toute son alliance avec le ciel. » René François, 1657 Mais il y a d’autres polissoirs que la solitude.
(26-04-96)

Si l’amour humain nous fascine, c’est parce qu’il est une prémonition de l’amour divin. A travers son visage fugitif, nous entrevoyons les profondeurs d’un autre visage (oh, comme je suis conscient de cela). Celui qui vit en Dieu repose à jamais dans un amour sans fin, et n’a pas besoin d’ « amours ». De même, l’art lui devient inutile, sa vie étant, par elle-même, une création perpétuelle. Hélas, cela est accordé à si peu d’entre nous (sinon dans la mort. La mort nous épuise et nous rend à Dieu). N’oublie pas que l’absolu se dissimule dans la moindre chose, la plus prosaïque en apparence. Une paire de souliers peinte par Van Gogh, une nature morte de Mondrian, un arbre, un chien errant, cette vieille femme assise sur un banc, cette araignée… sont des réceptacles de l’infini. Il ne tient qu’à toi d’épouser la grâce dont ils débordent, à leur insu. Ne va pas croire que le monde n’est pas enchanté. Le monde brûle d’un feu errant. Labyrinthe et miroirs. Sophia est l’ange qui me guide dans le labyrinthe. Mais que ce chemin est long et sinueux ! « Pour ma part, je préfère rêver, et penser que ces surfaces polies (les miroirs)sont là pour figurer l’infini et le promettre » Borgès. Oui, c’est bien vrai, tout est une promesse d’infini, y compris cette simple joue.
(27-04-96)

Hölderlin, Rilke, Dickinson : voilà les poètes les plus purs, les plus entiers, les plus immuablement blancs (Emily Dickinson, à la fin de sa vie, ne s’habillait plus qu’en blanc, dans la prescience de son mariage céleste). Car les poètes les plus purs savent qu’à leur mort prendra fin leur solitude virginale, et c’est pourquoi ils vêtent leurs poèmes de blancheur. Mais quant aux mystiques, aux saints, c’est dès ici-bas qu’ils épousent le divin, et c’est ce qui fait d’eux l’incarnation de la pureté : ils ont atteint leur intimité la plus profonde, essentielle, le fond de leur être lustré de blancheur.
(17-05-96)

Je viens de lire « Aucun lieu. Nulle part » de Christa Wolf, un texte sur la rencontre imaginaire de C.von Gunderrode et de H. von Kleist. Ce récit m’a touché de bout en bout, comme si j’en avais été moi-même l’un des protagonistes. Bien souvent je me suis demandé pourquoi je me sens si proche des romantiques allemands. Peut-être prolongent-ils en moi leur existence égarée (c’est ainsi qu’un chemin de terre prolonge une rue qui a été elle-même, autrefois, une avenue. Puis le chemin de terre se fond dans la brousse. C’est là que je voudrais vraiment aller : dans une brousse profonde où la rosée pleut doucement des branches. La fin des contradictions. Voila bien un désir romantique). J’aimerais parfois, j’aimerais que tout ne soit pas si blessant.
(23-06-96)

« Et quelqu’un crie en nous – mais à briser l’espace : – Moi ! Et ce Moi n’est plus notre orgueil loqueteux, mais l’Etre premier et un, cœur immobile de Lumen. Et ce Moi, on ne sait plus s’il s’abîme en nous ou s’il nous aspire. » Milosz, Ars Magna
(26-07-96)

 Kathleen Raine et Emily Dickinson : elles ont beau avoir vécu dans des pays et à des époques différentes des miens, je les reconnais, je les aime, ce sont des âmes-sœurs. Peut-être ai-je, moi aussi, vécu dans un cottage entouré de roses et de fritillaires, ne connaissant le monde que par l’étroite ouverture d’une fenêtre. Mais, dans ce cadre limité, le monde se dessinait avec une précision extraordinaire, chaque feuille de chaque arbre paraissait comme ciselée par une main divine, et les personnages qui se mouvaient sur la pelouse ensoleillée semblaient enchâssés dans du miel. Sans doute aussi, sur un des bords de la fenêtre, une fleur pointait-elle sa corolle, et je pouvais voir, dans les replis des pétales, courir un insecte comme dans un labyrinthe. Quant à moi, c’était la maison qui était mon labyrinthe et j’en cherchais éperdument le centre, avec une ferveur accrue par l’attente, le désir, l’imagination. Au long des années, cette ferveur se concentrait toujours davantage, pour atteindre à la fin une dureté cristalline, sèche comme du métal et lumineuse comme l’or. Je vivais des amours extasiés que je portais haut en avant, comme des miroirs à la face d’un impossible soleil, afin qu’ils en reflètent la clarté accablante. Je lisais la Bible, somme de tous les savoirs, et je taillais à partir de son étoffe de petits poèmes courts, denses, impénétrables, hérissés de tirets. Ainsi je me rapprochais progressivement, comme l’insecte, du centre de la fleur, de son cœur parfumé, je me vêtais de blanc dans la prévision d’un mariage céleste, j’aspirais au royaume de la mort. A la fin, je tombais en elle, dépouillée de ma forme, redevenue étale et nue comme un lac que des oiseaux survolent éternellement. Telle fut, peut-être, la destinée d’Emily Dickinson.
(08-08-96)

Je suis en train de lire Les exilés, un roman de E.M. Remarque. Tous, ne sommes-nous pas des nomades, toujours en quête du « lieu et de la formule » ? Quelle souffrance, et quel amour… Car si nous persistons dans l’errance, c’est qu’un espoir nous conduit, un fil de lumière… Aussi ténu soit-il, il subsiste, il ne meurt pas, il est à la fois fragile et invincible.
(09-09-96)

« Tout hasard est merveilleux – l’attouchement d’un être supérieur. » Novalis Comme cette phrase libère ! Certes, il y a un déterminisme, mais qui n’est pas celui que nous croyons. C’est un déterminisme de l’esprit et il s’apparente à un jeu, une danse, une musique. Le déterminisme sur le plan matériel – de la pesanteur à l’évolution des espèces – participe de ce jeu, mais d’une manière ralentie, comme balbutiante, dans le laborieux effort de la nature pour retrouver la liberté et l’harmonie initiales. En l’homme, elle est plus proche du but que jamais -c’est d’ailleurs ce qui fait notre souffrance, car de savoir le ciel tout proche sans pouvoir y entrer, sauf à de rares moments, est un vrai supplice de Tantale. Heureusement, les saints, les mystiques sont là pour nous montrer qu’une possibilité existe, si ténue soit-elle. La phrase de Novalis suggère précisément cette possibilité.
(23-09-96)

« Mais chez aucun mortel le meilleur ni le pire n’est commensurable à ce que voit l’amour ; la personnalité extérieure peut être au mieux irradiée par, au pire coupée de l’essence que nous aimons. Cela peut être cause de bonheur, ceci de peine ou, au pire, de détresse pour l’amant, mais ne saurait en aucune manière désillusionner un amour qui n’est pas une illusion, qui est une intuition vraie. Qualifier l’amour d’aveugle, c’est dire le contraire même de la vérité, qui veut que l’amour seul pénètre par intuition l’être essentiel d’autrui. L’amour, en tout cas, est non moins une tâche qu’un privilège ; la tâche est implicite. Ce n’est le devoir de personne d’aimer, car personne ne peut susciter ce mystère ; mais l’amour est son propre devoir. » Kathleen Raine
(30-09-96)

De plus en plus je suis conscient de mes affinités spirituelles : le romantisme allemand, le soufisme iranien, le boehmisme, et de manière générale toutes les formes de pensée qui accordent à l’Imagination créatrice un rôle prééminent.
(07-10-96)

J’ai de moins en moins l’impression d’appartenir à ce siècle affairé et confus. Je fais partie d’une autre époque, d’une autre durée, dont sont contemporains tous ceux qui ont la nostalgie d’une patrie éternelle et qui cultivent la remémoration émerveillée de ses délices. Mes compagnons en esprit se nomment Novalis, Kathleen Raine, Dickinson, Rûmi, Attar, Rimbaud, Holderlin, Milosz, Jünger, Roud
(08-10-96)

« Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson muet dans la mer » Empédocle. Pourquoi cette phrase me touche-t-elle tant ? Parce je crois profondément à l’unité de toutes les formes, qu’elles soient animées ou inanimées. Chacun de nous n’est-il pas la somme éphémère et triomphante de tout ce qui a été, est et sera ? « J’ai été eau, j’ai été écume, j’ai été éponge dans le feu, j’ai été arbre au bois mystérieux » Taliesin Le mal, c’est de nous croire limités. La vie qui sourd en nous est une flamme jaillissant d’un feu innombrable.
(10-10-96)

Bien des fois, ce matin, je me suis dit, mentalement ou à mi-voix, cette parole soufie: « Avant que ne fût posé l’arceau du ciel sublime, le trait de ton amour était fixé sur moi ».
(21-10-96)

Il est certain que l’espace et la solitude, qui ont été les grands « privilèges » de mon enfance, continuent de me porter en secret sur leurs ailes, déterminant ainsi -et sans que j’en ai toujours conscience- certains choix radicaux de mon existence. Le plus pur de moi, le plus authentique, le plus vivace, se tient au confluent de ces deux fleuves, est nourri par eux. A cet égard, je suis comme Kathleen Raine dont l’enfance s’est déroulée dans un petit village proche de l’Écosse. Peut-être ma vie entière va t-elle se passer à rechercher une seconde enfance, à la fois identique et supérieure à la première, comme le fruit dépasse en plénitude le germe dont il est issu ?

Chaque fois que je livre mes textes ou mes dessins aux regards d’autrui, j’ai l’impression qu’ils subissent une souillure, quelle que soit d’ailleurs la nature du commentaire qu’ils entrainent (élogieuse, négative ou mitigée). Pourquoi ? Parce qu’aucune parole, dite ou écrite, ne peut co – respondre à ce que mes œuvres sont en réalité. Elles sont l’expression de l’enfance éternelle qui est en chacun de nous, cette immense réserve d’innocence, de gratuité et de jeu, et la moindre ébauche de jugement de valeur (ces jugements de valeur dont les adultes que nous sommes également sont si friands) portée sur elles représente littéralement une offense à leur égard. Et c’est pourquoi je comprends ô combien l’attitude de Dickinson qui refusait qu’on publie ses poèmes ou celle de certains fous géniaux qui se dissimulent derrière le paravent facile, à portée de main, de leur schyzophrénie, pour faire ce que bon leur semble. Peut-être y a-t-il aussi cette sorte d’attitude chez certains poètes qui usent d’un hermétisme qu’on peut juger alambiqué, mais qui sert en réalité, au moins en partie, à circonvenir les sotset les assassins. (ces derniers faisant partie, la plupart du temps, d’une seule et même espèce). Ainsi William Blake était protégé par sa réputation de folie.
(15-11-96)

Je suis, il faut bien le dire, fasciné par ma double nature : à la fois homme et femme. Il y a en moi une Kathleen Raine, une Emily Dickinson, une Anaïs Nin, non pas ensommeillée, mais vivante, ardente, et qui se meut largement. Cette fluidité de mon être profond, sa passivité qui attire les foudres fécondantes, sa sensibilité aux éléments naturels (particulièrement à l’élément eau), tout cela relève de ma féminité. Ma féminité cachée est aussi réelle que ma masculinité manifestée. Cette androgynie est une richesse.
(20-11-96)

 

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