Proses

 

Nicolas Dieterlé a vécu avec sa famille en Afrique (Ghana puis Cameroun) jusqu’à l’âge de dix ans. Il est retourné au Cameroun début 1997.

 Revenir en Afrique, et précisément dans le pays de mon enfance, c’est comme tomber dans un gouffre d’eau, noir, silencieux, immobile, où circulent, à de grandes profondeurs, des poissons irrésistibles comme des joyaux. Violence et douceur du passé. Paysages comme des miroirs qui captent mon regard fasciné. Et si revenaient le chien fauve, les fleurs sauvages, le rocher pareil à un veilleur, le serpent menaçant, les mangues paradisiaques, l’ami africain aux mains larges et rieuses, les trois petites sœurs, les parents hauts comme des montagnes ? Si tout cela revenait au devant de moi, comme une troupe de chiens fous, qu’en ferais-je ? Ou si, au contraire, tous ces souvenirs s’avéraient n’avoir désormais aucun sens, perdus à jamais dans le gouffre, poissons morts et dont seule une irisation superficielle, produite par un rayon de mon imagination, avait pu me faire croire à la survie ?

 Journal, 31 décembre 1996 

Mais sans doute, en allant en Afrique, vais-je retrouver la pulsation lente et sauvage, puissante comme un feu, dont j’ai ici perdu la mesure, car je me suis égaré dans un labyrinthe de devoirs.

J’ai bâti des murs de cendres pour m’isoler de l’ardeur du jour, de sa brûlure fauve, et je vis dans une fausse innocence derrière leurs parois grises. Je circule benoîtement, à pas sourds, longeant sans les voir des eaux bondissantes et qui rient.

J’ai le sourire mince, la nuque raide, le regard absent. Mon sommeil ne délivre que des rêves inodores où de pâles assassins maltraitent sans y croire d’évanescentes victimes.

Tandis que là-bas, sous la tente du ciel immensément déployée, tous les désirs trouvent leur accomplissement : aucune digue n’est édifiée contre eux, car elle serait d’avance jugée vaine, tant les puissances intimes y ont de ressort et d’expansion.

(Cette Afrique dont je parle est surtout intérieure)

Journal , 7 janvier 1997

Le rocher

Près de notre maison, presque contre elle, s’élevait un grand rocher qui était comme la part rassemblée, durcie, ossifiée, de la terre environnante. C’est pourquoi j’allais vers lui comme vers  une phrase d’une haute portée dans le vaste texte que cette dernière m’offrait.  C’était un point nodal, une synthèse abrupte, aiguë, de toutes les énergies terrestres latentes, ensommeillées. Des dieux habitaient sans doute ce rocher ou, tout au moins, le visitaient régulièrement : sinon, comment aurait-il pu être doué d’une telle intensité d’être ? Il était semblable à un veilleur jamais las, guettant, sous la visière grise et sèche de son casque, une apparition à la fois improbable et certaine. Oui, telle était sa mission. Rien n’aurait pu altérer la rigueur de cette attente. La terre autour de lui ne savait rien de la nécessité de cette veille  (elle ne faisait que la pressentir obscurément) et sans doute le rocher la jugeait-il sévèrement, pour cette ignorance.

Quant à moi, devinant qu’en lui des forces confluaient, je m’étais très tôt lié à ce rocher par des liens qu’on peut qualifier de magnétiques. Ces liens étaient plus profonds que ceux créés par l’amour, car ils étaient tissés d’une fibre faite des songes les plus anciens. Cela aurait pu être effrayant, mais l’enfant que j’étais abordait tout avec une innocence qui le rendait aventureux. Plus exactement, il faudrait dire que la peur était inhérente au moindre de mes enchantements, si bien que je ne la considérais pas en ennemie, mais bien en alliée dans ma quête inlassable du mystère des choses. La peur m’ouvrait à la poésie, elle était son antichambre drapée de rouge, son seuil vertigineux. J’y perdais pied peut-être, mais c’était nécessaire à mon affermissement futur  (et je le savais). A l’époque, je ne me tenais pas au bord des abîmes, j’y plongeais résolument dans l’espoir -toujours confirmé- d’une élévation.

C’est dans cette optique que j’escaladais le rocher, espérant surprendre le secret de son être. Pareil à un des ces poissons parasites qui accompagnent les requins, je grimpais à moitié nu sur son dos énorme. Puis j’y demeurais immobile pendant un moment, regardant autour de moi par les yeux du rocher. Que voyais-je ? Le ciel immense d’abord, où passaient des bancs de nuages, puis la maison dont les murs étaient mangés par les fleurs éclatantes. Le toit de tôle scintillant au soleil aveuglait mon regard s’il tentait de s’y poser. Me détournant alors, je jetais un oeil  sur les maisons rouges du village et sur l’hôpital où mon père travaillait. Plus loin encore, à l’horizon, je pouvais apercevoir des collines bleues et vertes s’estompant graduellement dans une brume lumineuse. L’univers semblait sans fin et sans durée, baignant à jamais dans un éther dense et élastique. C’était comme assister à la floraison d’un vaste et pur incendie. Car pour moi, à ce moment-là, le monde n’était pas une matière inerte mais un immense déploiement de forces vibrantes, chantantes, pâmées. Ma vision n’était pas encore viciée par les mornes habitudes de la raison, et je connaissais l’élan imprimé à la moindre des « choses ».

Mais bientôt l’immobilité ne m’était plus supportable, et j’entreprenais à tâtons, remuant comme un crabe, l’exploration du rocher. C’était d’ailleurs davantage une tentative de dialogue qu’une exploration, et j’usais de mes mains et de mes pieds, de mes genoux, de mon ventre, comme de moyens oratoires destinés à me faire entendre du grand cœur retranché dans la pierre. Celui-ci, j’en étais sur, était conscient de mon existence qui s’agitait là-haut, à la surface de son être. Et j’étais certain d’autre part qu’il accepterait, une fois le contact pris et quelque pacte conclu, de me faire participer à la mission sacrée à laquelle il s’était voué tout entier. La sévérité de son aspect ne m’effrayait pas, car je savais pénétrer les apparences et avais discerné, au plus profond du rocher, le battement d’une tendresse d’autant plus forte et irrésistible qu’elle était dissimulée. C’était d’ailleurs cette tendresse, avec sa fermeté, sa vaillance et sa patience infinie, qui avait, selon une logique qui peut paraître paradoxale, donné au rocher sa forme si hermétique, comme bouclée sur elle-même. Et je savais pouvoir compter sur elle, au moment où mon propre cœur aimant, avide de connaissance, parviendrait, par le truchement de mon corps, à communiquer avec le rocher profond.

Quand ce moment arrivait-il, je ne saurais le dire. Car il ne faisait pas partie des évènements dont la conscience claire se souvient. Il était à la fois trop subtil et trop puissant pour être retenu par le filet de la mémoire. Il n’y avait sans doute plus alors qu’un nuage obscur et lumineux qui nous recouvrait, le rocher et moi, d’une paix traversée d’éclairs à la faveur de  laquelle  nous reconnaissions notre commune étrangeté.

Journal, 1997

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