Œil

 

 Le visage est le couronnement du corps. L’œil est le couronnement du visage. Sophia-Beauté est au monde ce que l’œil est au visage. Elle est la transparence du monde, sa couronne de clarté.
(Journal 1996)

Dans le Sud, il y a aussi la pluie. Je me souviens d’elle qui bleuissait la campagne, sur les plateaux ardéchois. Un bleu subtil, teinté de gris, semblable à celui de certains yeux. Peut-on dire : des yeux de pluie ? Peut-être était-ce un oeil immense que la pluie laissait transparaître, sur les plateaux. Un oeil subtilement amoureux, aux mille nuances changeantes, qui déversait la pluie de son regard sur le monde brun et terne. Et grâce à cette attention, le paysage acquérait une valeur nouvelle, il se transmuait secrètement, devenait vaisseau léger, disponible à tous les vents.

 je voudrais n’être qu’un œil-coupe, recueillant et buvant sans fin l’eau du paysage (Journal 1999)

 

avec les deux mains jointes de mes yeux, je recueille un peu de l’eau pure de cette matinée

 

je me suis vu dans l’oeil du soleil : j’y étais à la fois petit et grand, mince et large, superficiel et profond. Comme un soleil, j’émergeais lentement du puits du temps pour me déployer dans le ciel d’or de l’instant nu. Des nuées d’oiseaux m’accompagnaient, pareils à de sveltes courtisans. Les couteaux de l’angoisse ne mordaient plus la chair de mon âme

en moi l’oeil de l’accusation est comme un soleil noir. Il m’inonde d’une clarté funèbre. Quand viendra l’aube blanche, la joie sereine, la grâce délivrée montant dans le feuillage de l’être ?

parfois le soleil est l’oeil de l’accusation ; d’autres fois, il est l’oeil de la grâce

 (Journal 1999)

 

alors que je marchais vivement dans la rue, étant préoccupé, distrait, une partie de moi-même est restée avec les branches oscillantes d’un buisson mauve que j’étais en train de croiser, si bien que je me suis trouvé suspendu, partagé entre immobilité et mouvement, entre présence et confusion, comme entre deux continents, ne sachant où aller, mais ressentant néanmoins avec une force subjugante, presque étouffante, l’espace entre les branches mauves et mouvantes. Cet espace était comme un oeil transparent qui m’observait de très près, me forçant ainsi à le voir à son tour. J’aurais voulu m’absorber davantage dans cette contemplation, mais la pesanteur du but qui m’avait entraîné dans la rue fut plus forte, et comme une sonde filant à nouveau après avoir été freinée un moment par le croisement d’une planète, je repris ma marche vive, distraite et insensée

 je me suis perdu dans l’oeil du ciel et j’ai senti l’espace qui s’ouvrait comme un fruit immense m’englobant, moi et les graines de mes pensées

 longtemps j’ai regardé le feuillage plein de lumière que le vent faisait haleter, poitrine légère, flancs subtils, tandis qu’allaient et venaient en moi les pensées-fusées, crépitantes, détonantes. Le ciel tournait son oeil vers moi, entre les branches. La fenêtre découpait exactement un carré de verdure, et je croyais y voir des signes. Par exemple, cette branche incurvée dont les feuilles étaient finement gravées sur le ciel: n’était-ce pas un caractère, une lettre, un message? Plus j’y appliquais mon regard, plus j’étais convaincu de l’absolue unicité de cette forme: indiscutablement, elle signifiait quelque chose. Mais le temps passait sans que je parvienne à en comprendre le sens. Les ailes de mon intuition battaient contre elle qui la rejettait toujours, avec une constance inébranlable. Sans doute étais-je encore trop plein de volonté : le déchiffrement du message exigeait un détachement qui me faisait défaut
(Journal 1999)

 

                             

l’humanité n’a-t-elle pas besoin de veilleurs, d’âpres éclaireurs qui se tiennent aux confins du monde visible pour épier -comme le rocher au front obstiné- la venue de l’inouï, de l’invisible, de l’intangible. Enracinés dans l’attente, ils prêtent aux signes épars qui apparaissent devant eux (pareils à des lumières qui s’allument, vacillent, puis s’affirment ou disparaissent à l’horizon d’un navire en quête d’une terre) une attention amoureuse et minutieuse. La solitude et le silence sont leur lot, car d’eux dépendent la qualité de l’attention: comment en effet veiller parmi le bruit, la fureur, la dispersion ? De temps en temps, ils enregistrent par des mots ou des traits les résultats de leur quête immobile. Tels sont les poètes, certains peintres, certains musiciens, les mystiques. Perchés tout en haut du mât, ce sont les guetteurs impassibles et passionnés, fins comme des sismographes et patients comme la terre muette. Je ferai partie de leur troupe disséminée, je me tiendrai moi aussi tout contre le mur séparateur, les yeux et les oreilles collés aux moindres fissures apparentes, car je veux, avant que la mort me confonde, je veux voir ici-bas la Beauté aux épaules de pluie et d’aube
(Journal 1999)

      

                                                                                          

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