L’amour et la haine (fragments du Journal 1996)

 Voici une histoire entendue à la radio et qui m’a beaucoup touché. Il s’agit d’un déporté dans un camp de concentration (celui de Buchenwald) à la fin de la seconde guerre mondiale. Le camp vient d’être libéré par les Américains et le déporté en question se trouve sur la place d’appel avec ses compagnons survivants. Un soldat américain sur une jeep leur parle avec un fort accent « yankee », sans parvenir très bien à se faire comprendre. Autour du camp, on entend encore des fusillades. Or une radio se trouve sur la jeep et, à la fin du discours du soldat, un air de jazz s’en échappe, une douce mélodie qui semble parfaitement irréelle dans cette atmosphère de guerre. Le déporté l’entend et, pour lui qui vient de passer trois années dans l’enfer de Buchenwald, cet air évoque immédiatement l’espoir et la résurrection. A tel point que cinquante ans après, il lui arrive encore de l’écouter à ses moments de tristesse.
Cette histoire m’a plongé pour un moment dans une profonde méditation. Je me suis dit : voici un air de jazz conçu et joué par un descendant d’esclave, un des rescapés de ce crime – la traite négrière – qui a coûté la vie à des millions d’Africains et rendu misérable celle de millions d’autres. Or cet air, traversant l’océan et les terres européennes, fusant, dans sa légèreté et son ancienneté, – car n’était-il pas émané de la gorge profonde de l’Afrique souffrante ? – à travers le brouillard sanglant de la guerre, est venu rendre l’espoir au rescapé d’un autre génocide. N’y-a-t-il pas là comme un miracle ? Car les crimes, tant de crimes ici-bas pourraient ensevelir la beauté, l’étouffer sous leur poids. Elle est si frêle, si impuissante en apparence. Si pareille à un mince feu tout près de s’épuiser. Mais non, toujours sa flamme se renouvelle, toujours elle « se dégage et vole selon ». Et, il ne faudrait pas croire, c’est elle qui finalement est victorieuse. Car le mal même à la longue se fait son combustible : bois éphémère, il brûle, se rompt et se consume sous son action. Le miracle est en cela (ce que nous appelons « miracle » n’est autre que la manifestation d’une réalité si profonde qu’elle nous échappe). Oui, voici le miracle : tout se passe comme si l’immense marée des douleurs en ce monde ne tendait qu’à l’éclosion d’une fleur unique de beauté.
(28 01 96)

 Si tous nous étions pleinement attentifs, il n’y aurait plus de violence en ce monde. Car l’attention s’élève au-dessus de la violence. L’attention est amour, don du cœur. La violence veut forcer les choses, les faire rentrer dans un moule, tandis que l’attention est prise en compte de la singularité de chaque chose, chaque être. L’oeil qui contemple, sans porter de jugement, le visage le plus ingrat exulte en dépit de tout car il sait bien que chaque visage est un miracle.
La violence est assassine. Elle détruit en nous les fibres délicates qui nous relient à l’attention, et c’est la pire des morts. A la longue, néanmoins, l’attention est victorieuse : car elle est faite d’une substance infiniment plus riche et profonde que la violence. La violence est éphémère, tandis que l’attention est éternelle.
Si tu écoutes une musique gravement, joyeusement, chaque son qui t’atteindra te semblera une fleur perpétuellement éclose. Puis, à force d’attention, la musique t’apparaitra comme la réalité même, telle qu’elle est au plus profond, dans son essence, c’est-à-dire un jeu (un jeu fluide et souverain). A la fin, tout se révèlera musique, y compris la matière la plus grossière, la moins susceptible en apparence de transmutation. Du sein de la boue même se feront entendre des tonalités supérieures, inouïes.
(27-02-96)

 C’est étrange de penser à quel point la haine est indissociable de l’amour… En exterminant les Juifs, sans doute Hitler voulait-il se libérer de la passion qu’il éprouvait pour eux (c’est-à-dire de ce qu’ils symbolisaient : l’autre, le différent), cette passion atroce, sans fin, terriblement absorbante. Mais bien entendu cette tentative était vouée à l’échec. Car plus Hitler exterminait de Juifs, plus violente et insatiable se faisait sa passion pour eux. L’aboutissement logique était son autodestruction. Car, à la fin, il a bien dû se rendre compte qu’il était Juif lui-même, qu’il était saturé de judéité jusqu’à la moelle, l’univers entier s’étant rangé contre lui, lui le Juif, l’autre, le différent, l’outlaw, l’épouvanté. Le bacille de la différence s’était infiltré en son cœur, au plus profond, alors même qu’il avait cherché si démesurément à s’en protéger.
(25-03-96)

 La bombe atomique, gorgée de haine, n’est que le pâle reflet de la Haine que chacun de nous porte en soi, et qui est elle-même l’envers dérisoire de l’Amour dont nous sommes pleins.
(16-05-96)

 

 

 

 

 

 

 

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