Le dessin

 

 

Florilège sur le dessin

 

Il faut que la profondeur, accompagnée de ses divines sœurs, la beauté, la joie, la liberté…, se dévoile à la fin. Tel est le but. Pour avancer vers lui, je dispose de ces deux instruments que sont le dessin et l’écriture…

(Journal 1994)                                                  

Voilà comment je vois le dessin et l’écriture : comme des instruments, des sondes, vers le plus lointain qui est aussi le plus intime.

Le style concis, fouillé, merveilleusement tendue, de Kafka est en contradiction constante avec l’incertitude et la confusion qui dominaient sa vie. Ce qui prouve bien que tous ses efforts étaient tendus vers la construction littéraire, le reste de sa vie étant voué à l’inachèvement. Pour moi, c’est l’inverse : tous mes efforts visent à construire ma vie (à la faire tenir en Dieu), tandis que l’art – l’écriture et le dessin – n’est qu’un moyen en vue de la réalisation de ce but

La part la plus pure, la meilleure, de moi-même est pareille à un enfant. C’est l’enfant en moi qui a recueilli cette fourmi trottinant sur la dalle de ma douche et l’a mise dans un verre (mais elle est morte pendant la nuit). C’est l’enfant en moi qui a déclaré le monde beau, alors que je contemplais de verts paysages par la fenêtre d’un train. C’est l’enfant en moi qui dessine et ne se soucie pas de la destinée « extérieure » de ses dessins. C’est l’enfant en moi qui s’émerveille du vol fragile d’un papillon de nuit. C’est l’enfant en moi qui ne rompt pas, l’enfant indestructible. Tout se brise et souffre autour de lui, mais l’enfant demeure, dans sa permanence inviolée.

Rôle du dessin et de l’écriture : affronter le tigre du temps pour, à la fin, le rendre transparent Le jour viendra où mes dessins seront mes amis, où ils m’entoureront amicalement de leurs frêles épaules, comme une troupe d’oiseaux. (Pour l’instant, ce sont plutôt des amis-ennemis)

Ce n’est pas rien d’avoir des amis comme les dessins. Aussi frêles et doués en même temps d’une vie merveilleuse… C’est cela qui est la vérité, cette vie qui est en eux, et pas leur plus ou moins grande qualité. J’ai l’impression qu’au fond ce sont les dessins qui me dessinent, je suis leur œuvre et c’est ce qui importe. Ils contribuent à m’alléger, et c’est leur seule fonction.

 Il se trouve qu’à Auschwitz certains enfants ont dessiné sur les murs de leur dortoir des papillons symbolisant leurs âmes en partance vers le ciel. Au fond, je ne fais pas autre chose : je dessine contre le mur de ma mort prochaine, toujours prochaine, le papillon de mon âme libérée. Crois-tu qu’à ce niveau, la notion de qualité ait la moindre importance ? L’important n’est pas dans la qualité du dessin, mais dans la libération qu’il me procure, à moi qui suis encore si pesant… Qu’en outre le dessin ait une qualité esthétique, ce n’est jamais que secondaire.

je le répète encore une fois : je conçois le dessin et l’écriture comme des instruments privilégiés pour la connaissance de moi-même. Selon Jacob Boehme, la connaissance de soi est le prélude à la connaissance de Dieu. Il faut aller en soi pour connaître l’expansion infinie de ce qui n’est pas soi.

Pourquoi écrit-on, pourquoi dessine-t-on, si ce n’est pour réfléchir dans une forme la mystérieuse plénitude divine ?

(Journal 1995)                                                     

Le dessin, c’est l’amour.

Le dessin doit être une vacance, et non pas un labeur forcé.

Peut-être dessinons-nous notre vie. Peut-être la mort est-elle notre ultime dessin.

Dessinant un visage, je le caresse en même temps.

Mes dessins sont faits d’une profusion de caresses.

Je suis vêtu de mes dessins.

Chacun de tes dessins manifeste une part de toi-même.

Si le but est de se connaître, il ne faut pas avoir peur de rencontrer son propre enfer, son ombre. La grotte souterraine au sol jonché de serpents.

Rôle du dessin : fouiller mes profondeurs obscures, reconnaître mes démons.

Je vais, protégé par la troupe de mes dessins-amants. Ils sont cuirassés de rire et posent sur la terre un pied léger. Un rien les entraîne, mais ils ne se fourvoient jamais.

Mes dessins et mes textes possèdent une existence autonome : ils sont comme de petits dieux, suivant leur propre voie, et je dois m’accrocher fermement à leurs queues étincelantes si je ne veux pas être laissé au bord du chemin. Ô la splendeur de leurs trajectoires courbes ! Passant vivement dans l’étendue, ils reflètent comme des miroirs lancés les éclats et les ombres de l’espace intérieur.  

(Journal 1996)                                     

dessine et écris sans te soucier du résultat. De cette manière, le dessin et l’écriture seront tes amants les plus légers, voluptueux, spirituels. Ne sont-ils pas en effet des entités vivantes, irresponsables, joyeuses, qui te font entrer, quand tu les abordes, dans la danse de la Gratuité ? Dessin ne rime-t-il pas avec danse, écriture avec pirouette ? Le mot n’est-il pas un cercle, le trait un bras tendu qui t’entraîne ?  

qu’est-ce que le Dessin ? Il est mouvement, candeur, surprise, suspens, ruissellement, ravissement.

Le Dessin est aube, tremblement, fragilité, rayonnement, éternité. La Peinture est midi, le grand ciel figé de midi. La Peinture est épaisseur, matérialité, opacité, architecture, temporalité.

La vertu du Dessin est dans sa discrétion, son quasi-effacement. En ce sens, il ressemble à la poésie. Tous deux n’affirment rien, mais laissent transparaître. Ainsi une eau de source dont la limpidité laisse voir les cailloux multicolores et polis du fond. Au contraire, la Peinture, qui est terre, se dépose en strates sur le rayonnement diffus du fond, et l’étouffe.

Le Dessin s’efforce au silence. Il se tient sur la margelle du silence et se penche vers son gouffre, pour en saisir les plus subtils frémissements, les ondes les plus impalpables. La peinture, elle, est parole articulée, logos, discours, système. Elle bruit littéralement d’affirmations péremptoires, parfois outrancières, le plus souvent simplement plates.

Le Dessin ressemble à l’irisation d’une feuille par le soleil levant, dans sa précision et son tremblement. La Peinture est massivité que rien n’aère, que rien ne fluidifie, vouée à l’obscurité primordiale, antédiluvienne; nuit qu’aucune lune ne vient diluer

peu importe ton talent, mais dessine avec une âme d’enfant. De cette façon le dessin fera du monde une enfance

(Journal 1999)                                                    

le dessin-poème est la terre que je travaille, cette terre qui est en dessous de mes pensées (ou « derrière »)

es dessins : lassos pour saisir, dans sa toujours surprenante fraîcheur, le Réel intérieur

(Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche)    

Mes dessins ne doivent pas être, dans mon esprit, de simples dessins « artistiques » Ils sont plus et moins à la fois Plus, dans la mesure où ils participent à un ordre que je ne comprends pas (avec ma petite raison) mais auquel j’adhère obscurément Ils possèdent une vertu magique, et le simple fait de les dessiner a une valeur en soi, quelle que soit leur qualité esthétique et indépendamment du fait de les montrer ou pas Ils sont des tablettes extrêmement fines de magie blanche, que je pose contre les murs de mon atelier, avec soin et dans un certain ordre, comme des êtres ne pouvant souffrir la moindre vulgarité, car elle serait une atteinte à leur essence profonde Ils possèdent celle liberté qui me manque et sans laquelle je ne peux vivre Ils m’introduisent à elle, me la font coudoyer, celle que je nomme : Madone

Ils sont aussi moins que « artistiques », mais cela découle de ce que je viens de dire Ils ne prétendent pas à « l’Art » Comment le pourraient-ils ? Ne sont-ils pas trop fluides, trop vulnérables pour cela ? Ce sont des médiateurs légers comme des feuilles L’ « Art » est trop vaste, trop pesant, trop «achevé», pour leurs ailes fragiles de sylphides

(L’Aile pourpre)

 

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