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Les libellules

dimanche 16 août 2009

Août 2009

Nicolas D. a retrouvé dans la campagne limousine une relation à la nature différente, et pourtant analogue sur certains aspects, à celle qu’il avait connue en Afrique.

Du Limousin sa famille transmet ce texte.

Les libellules

Ce n’est pas rien de suivre les libellules qui volent parallèlement à la rivière, dans ce coin du Limousin. Elles sont bleues, vives, et vibrent dans les airs comme des vaisseaux délicats. Les suivant, j’avais décidé de me mettre pieds nus, pour mieux sentir la terre et l’herbe souples. C’était merveilleux de marcher ainsi, délivré de ces durs petits cercueils que sont les souliers. Les pieds vifs à nouveau, je connaissais l’intimité si mystérieuse des prés. Orties et chardons ne me gênaient guère, comme si d’être nu me rendait à l’innocence toujours sauve, invulnérable.

De temps en temps, j’étendais le bras pour tenter de saisir au vol une de ces créatures bleues qui m’escortaient et me guidaient. Le plus souvent, elles m’échappaient, mais j’eus la chance une fois  d’en garder une dans ma main. J’ai pu admirer alors la rigueur délicate de son petit corps, effilé comme une flèche et portant à son bout deux yeux énormes qui me regardaient comme d’un lieu infiniment lointain. Je pouvais croire tenir sur mon poing la sagesse dans son habit de fragilité. Le plus beau a été le moment de l’envol, lorsque la libellule a déployé, comme des archets, ses ailes vibrantes, puis les a fait danser, avant de disparaître. Ce fut comme un éclair soyeux foudroyant la cime de l’air.

Franchissant les prés successifs et suivant les courbes de la rivière, peu à peu je me perdais. L’étonnant était que je connaissais parfaitement cette rivière et ses bords pour en avoir fait plusieurs fois un but de promenade. Mais l’égarement semblait une nécessité inscrite dans la nature du  terrain que je parcourais. Les libellules, les grands arbres, l’herbe et les orties se perdaient aussi, à leur façon, et c’était précisément cette perte indéfinissable, dont ils étaient les sujets gracieux, qui me les rendaient si chers. Pour moi, je me perdais toujours insuffisamment, malgré mon désir. Il y avait toujours une part de moi-même qui s’obstinait à rester dans les chemins tracés.

Finalement, j’ai  abouti dans un champ quelconque où, ne sachant que faire, je me suis assis dans l’herbe haute. J’ai laissé errer mes regards autour de moi, découvrant ainsi un petit hanneton des jardins. Je l’ai pris dans ma main, qu’il s’est mis à arpenter de sa démarche erratique, puis l’ai posé délicatement sur une plante. Pour ce faire, je m’étais agenouillé, face presque contre terre, ce qui m’a permis de percevoir, tout près, un saut discret et mécanique. Qu’est-ce que ça pouvait bien être? Mais simplement une petite, toute petite sauterelle, plaquée comme une monnaie contre  une herbe fine et élancée. Je l’ai regardé longtemps, elle n’a d’abord pas bougé, puis elle s’est mise à  monter lentement le long du brin d’herbe qui oscillait doucement. Elle monta, monta puis, à la fin, elle s’immobilisa.

Soucieux de ne pas troubler sa méditation, je me levai et continuai de suivre la rivière, espérant aboutir ainsi à une route qui me ramènerait chez moi. Mais plus j’allais, plus je m’enfonçais dans des taillis inextricables qui ne promettaient aucune issue. Décidément, ce labyrinthe semblait infini et les signes qui le jalonnaient avaient l’ambiguïté fascinante des choses rêvées: un papillon aux ailes rouges, un mince ruisseau aux rives abruptes que j’ai dû franchir en sautant, des vaches impassibles pareilles à des déesses… Comment lire toutes ces indications? Je le savais d’autant moins qu’un  trouble insidieux s’infiltrait en moi et me rendait inapte à tout déchiffrement. Comme d’habitude, je n’osai me confier à l’Imprévu avec son éventail mouvant de pistes et de flèches.

Après bien des hésitations et des détours, j’ai fini par  apercevoir du haut d’une colline une route nationale où roulaient d’énormes camions. L’ayant rejointe, je l’ai suivie pendant deux ou trois kilomètres, au milieu du  bruit des véhicules qui filaient à toute vitesse. Marchant ainsi, je suis arrivé à la maison de la glycine. C’était la fin de ma promenade, et pourtant il m’a semblé, je ne sais pourquoi, que les libellules m’escortaient toujours, vives et bleues, erratiques et sages, et que, jusque dans la pesanteur du quotidien, elles seraient avec moi, m’infusant une partie de leur grâce.

Immortelles libellules, ne sont-elles pas notre mémoire incarnée, notre mémoire filant en flèches vives, la grâce de notre passé revivifiée, en même temps que  l’élan débusqué de notre avenir, le sens de notre liberté future vibrant dans les airs.

Mars 1996. A mon père, pour son anniversaire.