Journal mai à fin 1995 

 

« Ce matin, il y avait un arc-en-ciel au-dessus du camp, et le soleil brillait dans les flaques de boue. Quand je suis entré dans la baraque hospitalière, quelques femmes m’ont lancé : « Vous avez de bonnes nouvelles ? Vous avez l’air si radieuse ! » J’ai inventé une petite histoire où il était question de Victor-Emmanuel, d’un gouvernement démocratique et d’une paix toute proche, je ne pouvais tout de même pas leur servir mon arc-en-ciel, bien qu’il fut l’unique cause de ma joie ? » C’est Etty Hillesum qui parle, dans son journal 1941-1943, et la scène se passe dans un camp de concentration. Je suis tombé amoureux de cette petite femme. J’ai vécu avec elle toute la semaine qui vient de s’écouler. Et cela continue, nous n’avons pas fini de nous connaître

Voici trois livres qui ont été tout particulièrement importants pour moi :
1987 : « L’esprit nomade » de Kenneth White
1992 : « Cheminements » de Jacques Masui
1995 : « Une vie bouleversée », le journal de Etty Hillesum
(06-05-95)

Qu’il y ait des périodes de découragement, même intense, c’est normal. Il ne faut pas s’en effrayer. Les choses s’accompliront d’elles-même.« La route poursuit. La route n’ignore jamais son but. Pleine de boue, ou dallée, la route est couchée de son long aux pieds du Maître. » V. Segalen J’ai des armes (qu’il faut que j’affine) : le dessin et l’écriture. J’ai l’imagination vive, et le goût de l’intime. Et j’ai ma patience, qui ne doit pas se lasser. Segalen :« Mon visage a changé de direction en revoyant l’autre visage. Je suis orienté sur le retour. » Oui, depuis que j’ai vu mon visage, je suis orienté sur le retour (le retour sur soi).
(12-05-95)

Je ne vais rien faire, mon Dieu, sinon attendre. Je vais attendre que croisse en moi, toujours plus, le goût de votre puissance. Oui, l’amour de Dieu doit être en moi comme une plante dont je surveille la croissance, en bon jardinier. Et il ne faudra pas avoir peur d’être, parfois, un peu insouciant…Ernst Jünger : « Je consacrai tous mes soins à élever cette plante ; un ami m’en avait envoyé les semences par la poste aérienne. Il écrivait qu’elle produisait des fruits superbes, mais demandait avant tout à être protégée de la pluie, du froid et du vent. Je la fis germer en chambre et la maintins ensuite sous un châssis de verre que je recouvrais de nattes de paille au crépuscule et n’ouvrais que les jours les plus chauds, durant les heures méridiennes. Je l’arrosais d’une eau que j’avais attiédie au soleil. Elle se mit à fleurir et à pousser des sarments ; parfois, je voyais des abeilles visiter ses corolles. Mais elles restaient stériles, et flétrissaient, génération après génération.
Il m’arriva de rentrer tard chez moi : j’avais bu et et négligeai de descendre au jardin. Le lendemain matin, je vis que j’avais oublié de fermer les châssis et que la rosée de la nuit étincelait sur les feuilles. Ce serait sans doute la fin de ma culture Quelques jours après, je découvris, surpris, que les calices étaient tombés et que les réceptacles se gonflaient. Et je devinai que cette unique nuit de mon insouciance avait provoqué le miracle. Des papillons de nuit, qui seuls peuvent atteindre le fond du calice, en avaient trouvé l’accès et y avaient porté le pollen… »
(14-05-95)

L’approfondissement de ma vie intérieure, voila bien le plus important pour moi. L’important n’est pas dans la possession du tangible, mais dans l’approfondissement de l’invisible. John Keats : « Or il me semble que presque tout homme peut comme l’Araignée filer à partir de sa propre intériorité sa propre citadelle aérienne – Les extrémités des feuilles et des brindilles sur lesquelles l’Araignée prend appui pour entreprendre son ouvrage sont en petit nombre et elle emplit l’air d’un splendide réseau : l’homme pourrait aussi se contenter de quelques pointes pour les effleurer de la fine toile de son âme et tisser une tapisserie empyréenne – pleine de symboles pour son oeil spirituel, de douceur pour son toucher spirituel, d’espace pour ses pérégrinations et de luminosité pour la volupté de ses sens. »
(15-05-95)

Le style concis, fouillé, merveilleusement tendu, de Kafka est en contradiction constante avec l’incertitude et la confusion qui dominaient sa vie. Ce qui prouve bien que tous ses efforts étaient tendus vers la construction littéraire, le reste de sa vie étant voué à l’inachèvement. Pour moi, c’est l’inverse : tous mes efforts visent à construire ma vie (à la faire tenir en Dieu), tandis que l’art – l’écriture et le dessin – n’est qu’un moyen en vue de la réalisation de ce but. Dans le journal de Kafka, une phrase comme celle-ci : « la jeunesse éternelle est impossible, même s’il n’y avait pas d’autre obstacle, l’introspection s’y opposerait » se renverse pour moi en : « la jeunesse éternelle est possible, même si tout s’y opposait, l’introspection la permettrait. »
(18-05-95)

Mon Dieu, je tâtonne à votre recherche. Que ce chemin est obscur. Je n’ai pour me guider que mon intuition et mon « bon vouloir ». « Hélas, Seigneur, je n’ai que mon bon vouloir, murmura Clarence, mon très faible bon vouloir ! Mais vous ne pouvez pas l’accepter. C’est un bon vouloir qui me condamne plus qu’il ne me disculpe. Pourtant le roi ne détournait pas le regard. Et son regard… Son regard semblait malgré tout appeler. Alors, brusquement, Clarence s’avança. Il aurait dû se heurter à la paroi, mais la paroi devant lui s’effondra, la case derrière lui s’effondra, et il s’avança. (…) Et bien que le sentiment de son impureté dissuadât Clarence de s’approcher, néanmoins Clarence s’avançait. » Camara Laye, Le regard du roi
(23-05-95)

Beaucoup d’insectes sont beaux. Mais ils ne sont pas que beaux. Leur petit corps touche à l’illimité. S’ils m’intéressent, c’est en tant que symboles (et tout est symbole). Il y a beaucoup, beaucoup plus dans le monde, les choses et nous-mêmes que ce que nous avons l’habitude de croire. Ainsi, les paysages, les lieux. Certains paysages palpitent au rythme d’un rêve qui leur est propre. C’est ce qui leur donne ce caractère de révélation. (Masui parle d’une géographie sacrée)
(25-05-95)

Mircea Eliade : « Dans la géographie mythique, l’espace sacré est l’espace réel par excellence, car, (…) pour le monde archaïque, le mythe est réel parce qu’il raconte les manifestations de la véritable réalité : le sacré. » La réalité d’un objet, d’un être, se mesure au degré d’étonnement émerveillé qu’il suscite La vraie réalité se tient à distance (ou dans une proximité telle qu’elle se renverse en distance). La fausse, elle, est dérisoirement proche. Plus une chose est réelle, plus elle est distante. Impossible de voir la réalité d’un tableau si on a le visage écrasé contre lui. L’homme occidental a perdu le sens de la distance (aussi bien que de son corollaire, la proximité). Il est épris de familiarité, il écrase son visage contre les réalités les plus hautes et ne voit d’elles que des détails insignifiants. Il est voué aux détails, il semble avoir pour eux une passion de collectionneur. Il se perd dans l’infime, le saugrenu et voit un diamant dans le grain de poussière. (27-05-95)

« Il n’est aucune chose qui ne loue Dieu, mais vous ne comprenez pas sa louange. » Le Coran (27-05-95)

 « Avec la Renaissance, l’Européen perdait le paradis du règne de la foi pour gagner en compensation la terre nouvelle de la nature et des formes naturelles auxquelles il consacrera ensuite toute son attention. Mais c’était une nature qui perdait peu à peu sa qualité de miroir de la réalité céleste. L’homme de la Renaissance cessait d’être l’homme ambivalent du Moyen-Age, mi-ange, mi-homme, déchiré entre le ciel et la terre. Plutôt, il devenait complètement homme, seulement c’était à présent une créature fixée au sol. il gagnait sa liberté au prix de celle qui lui permettait de transcender ses limitations terrestres. La liberté pour lui devint quantitative et dans ce sens horizontale, plutôt que qualitative et verticale... » Seyyed Hossein Nasr (Man and Nature). C’est moi qui souligne.
(08-08-95)

Il est vrai que tout se fane, mais tout, en se fanant, s’approfondit, ne le vois-tu pas ? C’est un processus sans fin, comme une cascade. Vague après vague, les choses étincellent, se fanent, puis se mêlent à la profondeur. Les moments apparemment stériles ne sont jamais vains : ils introduisent à une profondeur nouvelle. « Tant que nous sommes ici, nous devons aspirer vers quelque profondeur nouvelle, convaincus que l’abîme n’a pas dit son dernier mot » Rusbrock l’Admirable
(27-08-95)

 je le répète encore une fois : je conçois le dessin et l’écriture comme des instruments privilégiés pour la connaissance de moi-même. Selon Jacob Boehme, la connaissance de soi est le prélude à la connaissance de Dieu. Il faut aller en soi  pour connaître l’expansion infinie de ce qui n’est pas soi.
(07-10-95)

Selon Sri Aurobindo,« c’est une émanation même de la Mère (de la divinité) ,c’est-à-dire une partie de Son être et de Sa conscience qui se présente auprès de chaque chercheur spirituel sous forme d’une image ou d’un émissaire et reste avec lui afin de l’aider ; en vérité, c’est la Mère qui se présente ainsi ». Tel est le rôle de Sophia à mon côté.
(25-10-95)

 « Ce n’est pas en effet en te détournant ainsi du sensible que tu parviens au suprasensible, mais par la pénétration et l’élévation du sensible qu’il cesse d’être pour toi quelque chose, car, ce faisant, tu lui retires sa force et tu t’élèves librement au-dessus de lui grâce à cette force que tu lui as retirée tel un butin de victoire » Von Baader
(09-11-95)

 Ernst Jünger :« les mythes prennent naissance où de grandes, de sublimes réalités se trouvent jointes à la force de l’imaginaire. »
(22-11-95)

 Simone Weil :« iI y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque.» Ou encore : « La distance est l’âme du beau. »
(24-11-95)

 

 

 

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