Enfance

 Semblables aux papillons de nuit tombés sur le sol, mes souvenirs n’en finissent pas de mourir et leur agonie interminable et lumineuse éclaire le chemin vers ma seconde enfance.

 « L’enfance n’est pas le passé, elle est le présage » (Jean Grosjean)
(Journal Cameroun, 1996)

Dans les textes de Nicolas Dieterlé les références à l’enfant ou à l’enfance tiennent une place importante, soit sous la forme de fragments, soit sous la forme de récits symboliques ou autobiographiques qui rendent compte de la quête de l’auteur. On peut en lire des exemples dans l’Aile Pourpre pp. 47-49 ; 57-58 et 77, dans Ici pépie le cœur de l’oiseau-mouche pp.163-165 ainsi que dans de nombreux passages des Journaux ou Proses dont voici quelques-uns :

 La part la plus pure, la meilleure, de moi-même est pareille à un enfant. C’est l’enfant en moi qui a recueilli cette fourmi trottinant sur la dalle de ma douche et l’a mise dans un verre (mais elle est morte pendant la nuit). C’est l’enfant en moi qui a déclaré le monde beau, alors que je contemplais de verts paysages par la fenêtre d’un train. C’est l’enfant en moi qui dessine et ne se soucie pas de la destinée « extérieure » de ses dessins. C’est l’enfant en moi qui s’émerveille du vol fragile d’un papillon de nuit. C’est l’enfant en moi qui ne rompt pas, l’enfant indestructible. Tout se brise et souffre autour de lui, mais l’enfant demeure, dans sa permanence inviolée.

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Être comme l’enfant qui, perdu dans une forêt, aperçoit en levant la tête l’enchevêtrement infini des branches qui se perdent dans les hauteurs.

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Nous sommes les enfants du Jeu, et notre rôle est bien d’apprendre à jouer, en dépit des difficultés que cela comporte. Il nous faut briser avec cette habitude que nous avons de prendre la vie littéralement, au lieu de jouir de son esprit. Il nous faut transmuer la lettre que nous sommes.

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 La puérilité qui demeure en moi (malgré les années) doit à la fin s’abolir dans l’abîme transparent de l’Enfance.

(Journal 1995/96)

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L’enfant en moi me tend le miroir où se reflète mon âme incorruptible.

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Le grand vaisseau noir de la mort s’avançant dans les eaux intérieures et s’arrêtant devant le fanal de l’enfance

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et toujours il y a en moi cet enfant qui me présente la perle de l’assentiment. Il la tient entre le pouce et l’index et me dit, tout en souriant sans fin: « la voici, la voici, veux-tu la soupeser ? Mais sache qu’elle ne se conquiert pas, elle se reçoit comme une grâce, dans la passivité du cœur aimant, et la moindre velléité de possession la fait rouler hors d’atteinte. Seras-tu capable d’une telle abstinence de la volonté ? « 

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la culpabilité est une innocence renversée. Pourvu que je me retourne, je verrai l’enfance me tendre une main refleurie

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peu importe ton talent, mais dessine avec une âme d’enfant. De cette façon le dessin fera du monde une enfance

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j’étais là, face au ciel nuageux où passaient des bandes d’oiseaux, et mon attention (aux sons, aux couleurs, au silence du monde) était telle que j’ai cessé – pour un moment – d’être ce nuage dispersé, éclaté aux quatre coins du ciel intérieur, cette mouvante, aléatoire, architecture vaporeuse, pour lier mon destin à une forme unique, rassemblée, lumineuse, pareil à un soleil léger, dense et insubmersible. Ce soleil, enfin éveillé de son long sommeil brumeux, m’éveillait à mon tour à d’étranges presciences : ainsi ces oiseaux qui volaient au-dessus des cimes des arbres, ne me semblaient groupés d’une si merveilleuse façon, à la fois flottante et précise, que pour indiquer quelque sens subtil et caché. Et je sentais, dans les cris des enfants qui jouaient dans le parc, une urgence à la fois éclatante et voilée qui me happait délicatement et férocement, absurdement et délicieusement, et me conduisait au bord d’un abîme où fleurissaient pèle-mêle, comme dans une jungle, les vérités fausses, vénéneuses, et les connaissances claires, éblouies (oui, en ces voix d’enfants, il y avait toute l’ambivalence du monde qui se cherchait une issue vers le dehors, vers l’attention des êtres et des choses)

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l’Enfant courait vers l’étang, se dépouillant de Ses vêtements dans Sa course. Quand Il arriva au bord de l’eau, Il était nu. Il s’arrêta un moment, fut sensible au chant des oiseaux dans les arbres riverains, puis plongea. L’eau se referma immédiatement sur Lui, comme une main amoureuse sur une gorge. On Le vit qui descendait les degrés des profondeurs, pâle étoile qui devenait de moins en moins distincte. Puis Il fut imperceptible. Sa réapparition fut longtemps guetté par nous. Avait-Il sombré à jamais ? Déjà le désespoir s’était installé dans nos cœurs et nous étions sur le point de regagner la demeure silencieuse, quand Il émergea soudain dans un bruissement argentin. Nous ne L’avons pas tout reconnu tout de suite : Il avait grandi et, surtout, Son visage était traversé de rides pareils à des vagues qui donnaient à Ses traits une mobilité marine. Il nous ouvrit les bras, immensément, et nous sommes tombés en Lui, comme des roches dans un abîme. Nous qui avions pourtant pris soin jusqu’alors d’éviter les gouffres d’où l’on ne remonte pas…

me voici, l’Enfant nu. Je suis mort noyé, puis J’ai ressuscité. Quand Je suis réapparu à la surface de l’eau, J’ai bien vu que tous Me regardaient. Ils étaient surpris par Mon apparence. Je n’ai pu m’empêcher de les attirer à Moi, tant ils paraissaient souffrir de la séparation. Puis je me suis nourri des oiseaux chanteurs, des rives verdoyantes et du ciel bleu foncé

nous sommes les oiseaux chanteurs. Qu’il est vaste le corps de l’Enfant, qu’il est aérien ! Ses veines sont des branches soyeuses où nous faisons nos nids. Son cœur est Son fruit unique et sublime, lourd et odorant comme une mangue. Son cerveau est une cime légère que font bruisser les grands vents. Puis il y a autour de nous, enclos comme nous dans le corps de l’Enfant, le ciel, les rives verdoyantes et l’étang lui-même, beau comme la mort, profond comme la vie, l’étang qui noie et ressuscite, notre mère d’argent

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mon enfance. Quoi que j’ai pu dire à son sujet, ce ne fut pas assez. Car l’enfance est incompréhensible. Voici des rochers, des manguiers, un chien, des nuits bruissantes, des lointains bleus, des sœurs, des parents, des chèvres, une bicyclette en bois, des chemins rouges, et nous ne savons pas, à distance, ce que tout cela veut dire. Car cela nous parle encore en dépit des années obscures qui s’interposent, cela nous appelle avec timidité et fermeté, comme un chant d’oiseau dans la pénombre. Et néanmoins cela nous reste étranger.

(Journal 1999)

 

Un commentaire sur “Enfance”

  1. […] donc visité d’abord le thème de l’enfance en mots puis en image. J’ai été vivement secouée et mon âme a automatiquement basculé vers la […]